CONTEXTE«Tous les hommes
finissent par mourir. Mao Tsé Toung
Le jeudi 2 juin 2010, un homme est retrouvé mort dans sa voiture sur une route de la banlieue de Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo (RDC). Il est a demi dénudé avec des préservatifs et ongles de femme, ce qui accrédite la version officielle d'un crime sexuel. Il s'agit de Floribert Chebeya, activiste des droits de l'homme et directeur exécutif de l'ONG la « Voix des sans voix », une des plus historiques et importantes ONG du pays. Son chauffeur, Fidele Bazana, a disparu. La veille, Floribert Chebeya avait été convoqué par l'inspecteur général de la police, le célèbre Général Numbi, connu pour sa dureté lors de répression des manifestations d'opposition et sur lequel Floribert Chebeya menait enquête. Très vite la version policière est mise en cause, et l'opinion publique nationale et internationale dénonce un crime d'état. On est à un mois de l'anniversaire du 50e anniversaire de l'Indépendance qui doit réunir des chefs d'Etat venus des 4 coins du monde. La pression diplomatique pour connaître la vérité est grande et menace les fêtes préparées de longue date. D'autant que Floribert est un défenseur infatigable des Droits de l'Homme, un de ces hommes dont la pugnacité est internationalement reconnue et appréciée. Trois jours plus tard, le ministre de l'intérieur est bien obligé de reconnaître la macabre mise en scène. Plusieurs policiers sont arrêtés dont le chef des services spéciaux, le colonel Mukalay. Le général Numbi, mis en cause par la veuve, est officiellement suspendu de ses fonctions. Les Nations Unies, les Etats-Unis, la France, l'Union européenne, la Belgique, les Pays-Bas, Human Rights Watch, Amnesty international, de nombreuses ONG internationales et nationales réclament aux autorités de Kinshasa « une enquête indépendante, impartiale et transparente ». Le rapport d'autopsie des experts néerlandais, imposé par la communauté internationale comme condition à la participation de chefs d'Etats à la célébration de l'indépendance, conclut que Floribert Chebeya a subi des mauvais traitements avant de succomber. L'enterrement de Floribert, la veille des fêtes de l'indépendance va donner lieu aux plus importantes manifestations d'opposition au régime Kabila depuis les premières élections démocratiques de 2006. Près de 6 mois plus tard, après bien des tergiversations, le procès peut enfin commencer. Mais le plus étonnant, le premier suspect, le général Numbi ne peut être jugé, selon les autorités judiciaires, car il ne peut être jugé que par un magistrat militaire plus gradé. Et comme il est le plus haut gradé de l'armée congolaise…
NOTES DU REALISATEUR« Le monde entier est un plateau de théâtre où toutes les femmes et tous les hommes ne sont que les personnages de la pièce. Et chacun y joue son rôle. » Shakespeare As You like It - Act 2, scene 7, 139-143
L'élément déclencheurDès que j'ai entendu parler de l'assassinat de Floribert Chebeya, j'ai pris ma caméra et je suis reparti en RDC Congo. Ce pays que je filme depuis maintenant deux décennies. D'autant que je connaissais Floribert depuis les massacres historiques lors de la marche des chrétiens en 1993. J'avais une grande estime pour son courage, son idéal, son intégrité. Il y avait urgence de placer ma caméra dans les coulisses de ce nouveau théâtre du monde, au coeur d'une histoire à écrire, l'histoire d'un assassinat politique. Je repartais en enquête, c'est à dire en quête de vérité afin de savoir pourquoi Floribert Chebeya avait été assassiné, par qui et comment. Et filmer au plus près les familles des victimes . Je voulais mettre à nu les camouflages, les incohérences, enfin tout les stratagèmes du pouvoir qui visaient à étouffer l'affaire. Je suis donc parti filmer l'enterrement, les manifestations qu'avait entrainé ce crime odieux et commencer les investigations, les premières interviews des acteurs, témoins, familles et avocats. Le tournageCe fut une longue aventure, beaucoup plus longue que prévu, un an de tournage, 8 mois de procès et 7 voyages aller retour pour Kinshasa. Un tournage à rebondissement qui demanda beaucoup de patience, d'obstination et de courage. Et si les autorités congolaises et le tribunal militaire m'ont laissé toute liberté de filmer, sans la moindre entrave, je sentis cependant autour de moi une sorte de menace diffuse qui amena certains de mes collaborateurs habituels à quitter le bateau, c'est à dire à cesser leur participation au film par prudence, peur des écoutes téléphoniques ; et aussi suite aux recommandations qui leur étaient faites. Mais dans le même temps, de jeunes journalistes et cinéastes m'apportèrent un soutien précieux et participèrent de manière très engagée au tournage. J'avais accumulé beaucoup de matière durant mes différents tournages au Congo. Plus de 80 heures tournées tout au long de ce procès , avec 37 journées d'audiences ; le premier montage faisait 20 heures… Il a donc fallu élaguer, densifier, cristalliser, en un mot établir une rigoureuse dramaturgie. La dramaturgie : comédie tragiqueLe film devait surtout éviter les écueils du film militant, trop politiquement correct, trop facilement dénonciateur. Il fallait garder la complexité du réel, son ambiguïté, en un mot sa vérité fictionnelle afin de laisser le spectateur assister au procès entre vérités, contre vérités, leurres et mensonges. Laisser le spectateur penser, cheminer et comprendre. Les témoins, les protagonistes vont apparaître et disparaître. Tout se joue comme au théâtre. Avec le dit et surtout le non dit. Les silences, les tics nerveux, les dénégations appuyées, les regards qui en disent plus long que les discours. Ainsi au fur et à mesure du film, une autre vérité que la seule vérité judiciaire va émerger, un autre verdit est à l'oeuvre. La caméra, tel un scanner, scrute les rapports de force, au plus près des visages, du non dit. Elle capte le vrai et le faux et révèle les jeux de rôles, les manipulations qui font partie du jeu, du scénario du pouvoir. Nous sommes dans ce film dans la tragédie classique, quasi Shakespearienne avec lors ce procès, unité de temps, de lieu, de personnages. Une dramaturgie assez classique, une vraie fiction du réel avec l'élément déclencheur, exposition des faits, conflits entre protagonistes, et bien sur la résolution finale lors du verdict et de l'épilogue du film. Mais comme nous sommes en Afrique, il y a du Molière dans l'air, de l'inattendu de la comédie, ce qui fait du film une tragi-comédie. Un crime d'Etat ?« Lorsque celui qui a charge de
protéger, c'est
lui qui tue, lorsque celui qui a charge de sécuriser, c'est
lui
qui plonge dans l'insécurité. Que faire et que
dire ? Le
drame dans notre pays c'est que ce sont ceux qui doivent faire justice
qui sont les véritables criminels et les
véritables
coupables. Nous ne pouvons plus continuer à donner la prime,
la
prime au crime comme moyen de conquérir et de conserver le
pouvoir.» Je me suis posé la question durant toute la réalisation de ce film. Ce crime a-t-il été commis par des gens appartenant à l'État pour défendre leur intérêt personnel, ou par l'État lui-même ? Clairement, quelques semaines avant le 50è anniversaire de l'indépendance, Chebeya, très critique, dérangeait. Il travaillait sur de nombreux dossiers qui dérangaient le pouvoir. Il y avait aussi ce dossier qu'il voulait déposer devant le justice belge et à la Cour Pénale internationale contre le général Numbi pour son implication dans la répression très brutale du mouvement Bundu dia Kongo dans le Bas-Congo, qui a fait des dizaines de morts. Et la Justice militaire congolaise a bien reconnu une responsabilité de l'État dans l'assassinat de Floribert Chebeya puisqu'elle l'a condamné à verser des indemnités aux victimes. Comme je l'ai fait pour mes précédents films, je compte faire une tournée au Congo pour présenter le filmdans les principales villes du pays et dans plusieurs provinces, dans des lieux aussi différents qu'un centre culturel, un amphithéâtre universitaire et pourquoi pas un stade de foot … pour y débattre des questions de justice et d'Etat de Droit. Enquête, justice, verdict …Il faut faire une distinction claire entre l'enquête et le procès. L'enquête a été imparfaite, dissimulatrice même, et c'était prévisible : ce sont des policiers qui ont enquêté sur des policiers, les arrestations des prévenus ont eu lieu très rapidement. Le procès, en revanche, a été quelque part une leçon de démocratie. Il a apporté des réponses. Il a montré qu'on avait tenté de cacher la réalité des faits et que de faux scénarios avaient été élaborés pour dédouaner les vrais responsables. Les magistrats qui ont siégé étaient des militaires de carrière, bien formés et qui ont réussi à faire preuve d'une réelle indépendance. Ils n'ont rien à voir, dans leur parcours, avec John Numbi ou Daniel Mukalay [colonel condamné à mort] qui ne doivent leurs grades qu'à leur allégeance politique. Ensuite, il y a eu beaucoup de pressions : celles des quarante avocats des parties civiles, de l'Union Européenne, les grandes ONG internationales. C'est un procès qui s'est déroulé sous la loupe de la communauté internationale. Et en présence des journalistes qui ont eu la liberté de filmer tous les débats. Je pense que ça a été, pour les juges, une manière de garantir leur indépendance. La justice a-t-elle été rendue ? Sûrement pas. L'enquête n'a pas été menée jusqu'à son terme, et l'on reste avec une énorme frustration. Trois des accusés ont été condamnés à mort par contumace ; on dit qu'ils sont à l'étranger, mais sont ils activement recherchés? Il y a aussi Fidèle Bazana, le chauffeur de Floribert Chebeya, dont le corps n'a jamais été rendu à la famille. Et puis il y a le général John Numbi, l'ancien chef de la police congolaise dont l'ombre a plané sur le procès, mais qui n'a eu à répondre de rien. Il est venu au tribunal, non pas comme un témoin qui aurait dû prêter serment, mais comme «technicien renseignant». D'où l'impression que toute l'instruction a servi à le protéger. Ce procès laisse aussi un goût amer. Comme dans tout grand théâtre, il ne faut pas oublier les coulisses, avec les tentatives d'intimidation dont ont été victimes les familles Chebeya et Bazana. La veuve et les enfants de Chebeya ont dû se réfugier à Toronto, au Canada, et la famille Bazana, en France. Un des cousins de Floribert a été licencié. Le témoin Gomer Martel, qui a contredit le colonel Mukalay en affirmant avoir vu Chebeya au siège de l'inspection générale de la police le jour de sa disparition a été menacé, il a du vivre caché, avant de fuir à l'étranger. Thierry Michel
UN PROCÈS À VALEUR UNIVERSELLELe procès organisé par l'État congolais s'est déroulé durant 8 mois, devant la Cour militaire, dans le respect des droits de la partie civile comme de la défense, la parole des uns et des autres étant libre. Et, si ce procès se déroule au sein de la prison de Makala , il est clair qu'il y règne un climat de sérénité et de professionnalisme étonnant qui montre que quelque chose a véritablement changé au coeur de cette Afrique que l'on qualifie trop souvent d'Afrique des ténèbres. Il s'opère à travers ce procès un vrai travail de recherche de la vérité, en utilisant au mieux les témoignages, les preuves, les indices, les présomptions, les contradictions, tout au long de ces nombreuses semaines de procédures. Des avocats expérimentés, mais aussi des jeunes débutants, gèrent un dossier très sensible, celui de l'assassinat d'une personnalité internationalement reconnue comme défenseur des droits humains. L a presse y apprend comment faire une chronique judiciaire complexe. Le film raconte cette quête. Il se construit comme un puzzle, qui assemblant les séquences, les témoignages, les points de vue, les faits, les preuves, permet d'avoir une véritable radiographie non seulement de l'affaire Chebeya et du fonctionnement de la justice congolaise, mais de l'état d'un pays qui cherche à sortir des méandres d'une histoire tumultueuse et tragique pour se reconstruire et établir les bases d'un Etat de droit. Le film témoigne de cette expérience accumulée, de cette maturité gagnée au fil des semaines du procès. Le documentaire montre les forces et les faiblesses, le sérieux mais aussi les manques de ce procès. Il pourra ainsi servir de référence, de cas d'école, et prendre une valeur universelle et internationale en matière de défense des Droits de l'Homme.. Il montre la tentative d'un jeune Etat démocratique de mettre à nu une vérité qui met en cause les services de l'appareil d'Etat.
LE VERDICTA l'égard du prévenu Daniel Mukalay, la cour dit établie à sa charge l'infraction d'assassinat de Floribert Chebeya Bahizire, le condamne de ce chef sans admission de circonstance atténuante à la peine de mort. La cour prononce sa destitution. A l'égard du prévenu Christian Ngoy, la cour dit établie à sa charge l'infraction d'assassinat de Floribert Chebeya Bahizire, le condamne de ce chef sans admission de circonstance atténuante à la peine de mort. A l'égard du prévenu Jacques Mugabo, la cour dit établie à sa charge l'infraction de terrorisme et le condamne de ce chef à la peine de mort. La cour prononce sa destitution. A l'égard du prévenu Paul Mwilambwe, la peine de mort. A l'égard du prévenu Michel Mwilla, la cour dit établie à sa charge l'infraction d'assassinat de Floribert Chebeya Bahizire. Elle le condamne de ce chef en tant que complice à la servitude pénale à perpétuité. A l'égard du prévenu Georges Kitombwa, François Muilongo et Blaise Muadiango, la cour dit non établies dans leurs chefs les infractions d'assassinat de Floribert Chebeya.
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